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Qu’est-ce que l’Art ?

C’est la question. La première, la plus téléphonée, la plus compliquée.

— Qu’est-ce que l’Art, Matt ?
— L’Art, c’est Rothko.

La première claque sur papier glacé dans la chambre d’un gars sur le point de virer d’une adolescence balbutiante à une autre plus tapageuse. L’Art, c’est contempler un truc hypnotique qui veut dire quelque chose sans savoir dire d’abord pourquoi. Puis de voyages en errances, de créations en déceptions, l’Art, ça s’apparente soudain à une quête.

La sienne commence bien avant qu’un poster sorti des usines de chez Habitat orne le mur qu’il finira par recouvrir de fusain. À dix ans, il rêve de la Villa Arson. À quinze ans, les carrés orange le fascinent au point de transformer la planche de son bureau en « Yellow and Orange » taille réelle.
Sa mère apprécie.

Six années passent, faites de dérives et d’expériences qui repoussent toutes les limites. À vingt-et-un ans, il faut faire autre chose, il faut faire quelque chose, ou ce sera le début de la fin. Il signe d’abord en Infographie, parce que l’informatique ça semble être ce qu’il pourrait faire de mieux au monde à ce moment-là. Sauf que l’Art n’a pas dit son dernier mot avec Hélène et Marcel Cro-Magnon en cours d’Histoire des maîtres. La rigueur de l’analyse s’articule avec l’intuition du beau et du percutant pour révéler le sens des œuvres, le signifié du cri des artistes.

— Qu’est-ce que l’Art, Matt ?
— L’Art, c’est Mondrian. Son pommier en fleurs qu’il a mis quinze ans à transformer en carrés.

L’Art, c’est peut-être alors les rencontres. Les bonnes rencontres, celles qu’on choisit ou qui l’ont choisies. Et parmi elles, forcément, il y en a qui comptent plus que d’autres.
Et l’Art, c’est alors Venet en chair et en os, sur une terrasse du Muy en août 2010, qui transfigure la discipline à ses yeux.
Soudain, l’Art c’est repousser les limites de l’Art.

— Quelles limites ?
— Celles de ses langages.

Qui ne disent pas n’importe quoi mais dont on ne sait jamais où ils commencent, et qui ne se finiront jamais. L’Art, c’est ne jamais cesser d’inventer des mots pour chercher la vérité.
C’est agrandir une sphère, pousser sans cesse les murs : d’une chambre d’ado, d’un hangar, d’une page de code, d’un cœur pudique, d’un corps abîmé.

L’Art, quand on y touche, quand on y tombe, ça devient la quête d’une vie.

Après Venet, Matt passe de la contemplation et l’admiration à l’impérieux besoin de créer, enfin. Mais pour repousser les limites de l’Art, on doit s’emparer d’un sujet.

Après Venet, Matt a son premier sujet : interroger, tordre les limites de la physique pour en extraire ce qu’elle a de plus éclatant et de plus vrai : la matière du temps.

— Comment devient-on artiste, Matt ?
— En cochant des cases.
— Le sujet, c’est fait.
— Après, on répond à ses problématiques en créant quelque chose de beau via un médium qu’on maîtrise parfaitement voire même mieux que les autres.

Il est un disciple des conceptualistes, eux-mêmes héritiers d’un pan monumental qui commence avec Lascaux, qui explose à la Renaissance, qui s’affranchit des règles avec les modernes. Tous ont une maîtrise parfaite du pinceau, du crayon, du burin, etc. De la technique. Du geste.

— Je sais tenir un crayon, mais je ne sais pas m’en servir,
pas comme un artiste et c’est pas faute d’avoir essayé après qu’on m’ait découragé.
— Pas la peinture, pas la sculpture. Tu es quel genre d’artiste alors ?
— J’ai pas dit que j’étais un artiste.

Pas encore. Parce que le titre, l’étiquette, l’adoubement, ils se méritent. Pire qu’une quête, c’est un sacerdoce. On ne naît pas artiste, on travaille pour le devenir.

Matt, il a comme travaillé en sous-marin en attendant son heure, en ne sachant pas vraiment si elle viendrait un jour, en ne cherchant pas d’emblée à ce qu’elle arrive, d’ailleurs.
Pas le pinceau, pas le crayon ni le burin donc, mais la souris branchée sur les tours de sa vingtaine d’ordinateurs, au service d’un nouveau terrain de jeu à apprivoiser : la 3D grâce à laquelle il se fait un nom entre le Québec et la France.
En 2019, il signe pour Chanel; c’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase de la légitimité et la conquête d’un espace de liberté qu’il maîtrise effectivement mieux que les autres.
Une autre case vient d’être cochée, Matt se donne alors enfin le droit d’y penser: devenir un chercheur de vérité doublé d’un technicien des extrêmes.

— Et l’esthétique dans tout ça ?
— Une condition nécessaire mais pas suffisante.
— Parce que c’est quoi encore un artiste, Matt ?
— Un humaniste capable de se faire oublier derrière un trait, derrière un objet.

À l’image de ses Portraits Intimes, fragments éloquents des algorithmes de nos vies digitales, de nos vies tout court : son deuxième sujet – encore une autre case. Après la sculpture, Matt peint sur toile grandeur nature ce que pillent les géants du web en brouillant tous les radars des langages, naturels comme artificiels, pour monnayer le tout au plus offrant. Matt peint et pleure la perte de nos mémoires collectives.
Cette humanité violée et marchandisée à laquelle il oppose une résistance en mobilisant le code opensource sans cesse réinventé de l’Art. Sa réponse humaine pour lutter contre l’Étoile noire et son empire de données.

— Pourquoi maintenant, Matt ?
— Parce que je suis prêt ?

Parce que le temps presse et qu’il n’est plus à une prise de risque près. Parce que le diagnostic de la spondylarthrite en 2011 qui fait sortir des retranchements et de l’ombre, une bonne fois pour toute. Et puis, il y a ces autres planètes où il faut tenter de vivre et de s’accomplir en se saisissant de ce qui y bourdonne. En contemplant avec impuissance le triomphe d’un esthétisme pur et dur qui nourrit les yeux, le cœur et les porte-monnaie, pas nécessairement les consciences. En devenant activiste de la Blockchain qui monte et qui sert des idées auxquelles on croit sans concession : la décentralisation numérique et la protection de nos libertés individuelles.

— Qu’est-ce que l’Art, Matt ? Rothko ? Hélène ? Mondrian? Venet ? Les autres en filigrane dont on n’a pas prononcé le nom ? Le sujet ? Le beau ? La technique ? La vérité ?
— L’Art, c’est peut-être Marcel III. Après Marcel II et avant Marcel IV.

Aujourd’hui, Matt maîtrise assez d’armes et de langages pour apporter sa pierre à l’édifice, y compris dans la carrosserie grâce à laquelle il façonne minutieusement et non sans péril ses sculptures. L’aventure commence et la quête continue, en bleu de travail d’un autre genre.
Encore des cases à cocher ad libitum.

Textes de Sophie Tarantini & Nathalie Miraglia.